En 1969, ces bistrots faisaient courir Paris
Gault&Millau remonte dans le temps et rouvre les pages de ses premières éditions. Cap en 1969, à la découverte de ces bistrots parisiens qui faisaient courir la ville pour le goût et l'ambiance.
Maxim's ou la Tour d'Argent, Allard ou les Lyonnais, le Bistrot de Paris ou les Petits Pavés n'ont pas (ou n'ont plus) besoin de nous pour se vanter d'être à la mode de Paris. D'autres, comme Lucas Carton, le Grand Véfour, Denis, Lapérouse, le Vivarois, le Relais des Pyrénées, pour des raisons diverses et complexes, se voient interdire les félicités de la grande vogue qu'ils sont pourtant les premiers à mériter. D'autres enfin, de Lasserre à la Mère Michel, en passant par les Prunier, Ledoyen, Drouant, Jamin, Garin, le Galant Verre, la Grille, les Anges ou la Marée, ont acquis cette sorte de sérénité que donne l'approche de la perfection. Souvent opulents, presque toujours complets, ils se placent au-dessus de la mode.
Aucun de tous ceux-là ne sera donc un « nouveau » restaurant de la rentrée. Cette expression paraît sans doute sophistiquée. Pourquoi « devrait-on» aller dans certains restaurants sous prétexte qu'on rentre de vacances ? Eh bien, si on ne le « doit » pas, on le fait cependant. Chaque année, vers le mois d'octobre, se mettent à briller des étoiles qui ne doivent rien à Michelin. Toutes les alouettes s'y précipitent. Pour nous, qui ne jugeons pas les réstaurants au galbe ou à la renommée de ses clientes, force est de constater, en tout cas de deviner, qu'une vingtaine de petits restaurants vont faire ou refaire parler d'eux. Nous ne nous intéresserons ici qu'à ceux d'entre eux qui savent aussi faire bien manger.
Le Duc, un prince des fruits de mer
La grande originalité du Duc, c'est la variété, la folie de son plateau de fruits de mer. Au lieu de proposer le classique assemblage d'huîtres calibrées, de palourdes joliment ouvertes et de trop grosses moules crues, M. Minchelli a imaginé de nous transporter dans un bistrot du port, bien que la décoration élégante du restaurant, tout en bois verni, rappelle plutôt une grande cabine de capitaine au long cours. Il sert un grand bouquet de tout ce qui vient de lui arriver de l'île de Ré (où son frère dirige un autre « Duc », à La Flotte). Des huîtres, bien sûr, plates et portugaises, des coques, des palourdes, des moules, des praires, des berniques, des couteaux, l'invraisemblable poussepied, qui ressemble à une grappe de pattes de tortues, les bigorneaux, les escargots de mer, les tourteaux, les étrilles, les crevettes, les langoustines, les araignées de mer, et même des coquillages à peu près inconnus, comme les minces lavagnons ou les jolies amandes de mer. Ces fruits de mer sont présentés à la diable sur du goémon, avec une diversité, une générosité et une fraîcheur rares. On vous les laisse, pour la plupart, ouvrir avec un couteau d'écailler (on vous aidera un peu). Mais il y en a trop et c'est assez cher.
Partagez plutôt ce plateau avec deux ou trois convives et gardez de l'appétit pour la friture de petits rougets, les poissons grillés, les exquises palourdes au thym. Buvez du Bandol blanc (et aussi, en apéritif, le fameux pineau des Charentes) et faites un chèque d'une bonne trentaine de francs par personne.
- 243, boulevärd Raspail (XIVᵉ) [toujours la même adresse]
- On sert jusqu'a 22 h 30. Fermé le dimanche.
La Mazère, des truffes jusqu’à l’aube
Même s'il ne succédait pas à l'excellent « Florence », rue de Ponthieu, même s'il ne proposait plus les mêmes extraordinaires spécialités de « Chez Proust », rue des Martyrs, les truffes, le foie gras, le cassoulet, les confits, même s'il ne tombait à pic, après la disparition du « Berkeley », pour soulager les pieds meurtris des hommes d'affaires des Champs-Elysées, le nouveau restaurant de Roger Lamazère ne pourrait qu'être le grand événement de la rentrée : bon restaurant de luxe, cossu, élégant, il est ouvert jusqu'à 2 heures et même 3 heures du matin. Dès 11 heures du soir, les Lasserre, Ledoyen, Taillevent voisins ont fermé leurs volets, et les pauvres millionnaires errent sans but après les films en exclusivité. Lamazère, qui est toulousain, donc taillé à la hache et, de plus, habitué – chez Proust – comme au temps où il était « magicien ambulant », à vivre la nuit, ne craint pas de proposer un vrai « souper ». Il devra à cette vertu une partie de son succès, d'autant plus inévitable qu'outre ses étonnants produits du sud-ouest, il offre un choix de coquillages, de gibier et de quelques plats raffinés pour jeunes femmes diaphanes. Son restaurant est immense, dominé par deux agréables mezzanines, joliment éclairé, servi avec dignité, meublé et décoré dans l'inexpugnable tradition classique. Il surprendra les vieux habitués de l'italien « Florence », mais réjouira ceux des grands établissements de luxe, parmi lesquels il s'inscrit d’office. Il ne surprendra pas non plus le portefeuille de ces malheureux, habitués à dépenser 70 à 80 F par personne pour honorer leurs associés, ou leurs charmantes épouses ou assimilées.
- 23, rue de Ponthieu (VIIIᵉ)
- Fermé le dimanche.Ouvert jusqu'à 3 heures du matin.
Les Belles Gourmandes, un bon coup de la maffia
Une charmante jeune femme, Colette Fougeron, qui, pendant des années, a accueilli avec le sourire les clients de « Chez les Anges », vient de reprendre avec son mari « Les Belles Gourmandes » dont la bonne étoile avait, ces derniers temps, tristement pâli. Dès l'ouverture, on pouvait en être convaincu : nous tenons avec ces « Belles Gourmandes » nouvelle manière, l'un des meilleurs et des plus sûrs petits restaurants de Paris. Certes, le décor confortable mais assez banal n'est pas exaltant et l'on est un peu les uns sur les autres, mais l'important c'est le talent du jeune Fougeron et celui-ci en a beaucoup.
Il l'a expérimenté dans quelques très bonnes maisons comme « L'Archestrate », gaspillé à « La Pergola », une usine à manger et, à présent, le voici dans ses meubles, présentant une carte longuement réfléchie et, à nos yeux, harmonieuse et intelligente. Fougeron, qui a en effet la sagesse de ne pas vouloir servir plus d'une quarantaine de couverts, a conçu une carte d'inspiration bourguignonne, ni trop courte ni trop longue, comportant de bons classiques mais aussi quelques plats originaux auxquels on ne peut rester insensible. Par exemple, une très fine terrine de veau accompagnée d'une exquise cressonnette (crème fraîche aigre avec du cresson) ou bien des petits gris en fricassée aux aromates, du coq au vin servi avec du tourtou qui est une crêpe de blé noir du Limousin, ou encore de la sole au vin rouge, farcie d'une duxelle de champignons. D'ordinaire – et sauf chez Lasserre – nous fuyons le canard à l'orange mais, ici, avec sa barquette de purée de petits pois, il est tout simplement admirable. Vous ne négligerez pas non plus le très simple filet de bœuf au poivre vert : la viande est fondante, goûteuse et la sauce légèrement crémée, discrète et réellement remarquable. Enfin, la tartelette aux pommes chaudes est l'une des meilleures pâtisseries qui se puisse manger actuellement à Paris. Le morgon de chez Augris coule de source et, finalement, le seul tort de ces « Belles Gourmandes », adopté par les hommes d'affaires et les éditeurs du boulevard Saint-Germain, est que le prix de leur faveurs a vite fait de dépasser les 45 F.
- 5, r. Paul-Louis-Courier (VIIᵉ).
- On sert jusqu'à 22 h 30. Fermé le dimanche.
À la Forge d’Eloy, la bonne cave des halles
Une longue salle aux pierres grattées, bordée par une grille ancienne, une haute caisse de crèmerie en marbre, une table d'hôte épaisse couverte de charcuterie et de hors-d'œuvre dont la franchise saute aux yeux et au nez. Puis la pièce se resserre sur une « forge », grill où brûlent les bûches de chêne, devant lesquelles travaille, toque en tête, le chef Eloy (notre couverture). C'est un Normand jeune et pâle, aux yeux étonnés, savant de son métier, connaisseur en bons produits, actif – il a un remarquable jeu de jambes –, attentif et affable. Il n'a pas voulu faire ici — non plus que dans ses petites salles à manger voûtées du sous-sol, propres, élégamment et simplement arrangées, éclairées par d'extravagantes rosaces de verre – œuvre d'antiquaire ni de faux gargotier à la mode. On est vite convaincu, dès qu'on a goûté aux premiers plats: l'extraordinaire rillette de canard, par exemple, ou bien le boudin (froid ou chaud) et l'andouillette achetés chez un vieux charcutier de Vouvray, les pieds de porc farcis, les œufs brouillés aux foies de volailles, la tourte des Cévennes, et puis les plats du jour, cuits avec amour sur un coin du grill, la blanquette de veau au calvados, le chou farci, le lapin en cocotte, ou encore la tarte aux poires, les sorbets, les crêpes à l'ananas flambées, les profiteroles. Enfin, à côté des crus brillants, Eloy propose un beaujolais très acceptable et un excellent bordeaux « des Gentilhommes ». Un repas bien conduit ne vous mènera pas au-delà de 30 F, vous prouvant ainsi qu'il y a encore de beaux jours à Paris pour les braves gens.
- 62, rue Greneta (1ᵉ).
- On sert jusqu'à 23 heures. Fermé le dimanche.
Le Grand Venise, viva il maestro !
Derrière sa façade de brasserie, « Le Grand Venise » n'a pas la grande allure ou les raffinements qu'on peut attendre d'un restaurant à la mode. Beaucoup de lumière, des tableaux d'enfants et de clowns comme les restaurateurs se croient souvent obligés d'en exposer, et une clientèle sur les têtes de qui on ne peut pas toujours mettre un nom. Mais, dès la première minute, on découvre au « Grand Venise » un personnage comme nous en avons rarement rencontré. C'est une dame aux yeux toujours charmeurs, pleine d'amabilité naturelle, de gentillesse immédiate, d'efficacité souriante. Et ce sourire ne sert pas à masquer une méchante cuisine. Nous avons, à l'improviste, pris trois repas au « Grand Venise » coup sur coup. Les trois fois, nous sommes restés sous le charme. La gentillesse et les fleurs – sur la table et aux bords des plats – bien sûr, mais aussi une autre vertu première, la qualité des produits. Les légumes crus qu'on vous présente comme un bouquet, les mottes de beurre – des Charentes et demi-sel –, les simples olives, les gros oignons rôtis puis macérés dans l'huile, les fruits de mer (aux lasagnes, ou « fritti misti »), en particulier les coquilles Saint-Jacques et les extraordinaires langoustines sous leur édredon de fenouil, de tomate et d'oignon, le gras double parfumé, les vrais raviolis, et aussi quelques plats français (tête de veau, brochette de gigot), tout cela est d'une si rare qualité qu'on se prend à admirer Rungis. Un vieux chef, à la cuisine, s'emploie à défendre cette cuisine italienne que trop de pizzas desséchées, de scampis introuvables, de bolognaises de troisième main ont déshonorée. Si l'on ajoute que les glaces sont exquises, et les petites cerises au sirop dans leur grand pot en faïence les meilleures du monde (suivies d'une étonnante liqueur, forte et digestive, de mandarine), on comprendra notre allégresse. Une cuisine aussi généreuse et réussie n'est pas gratuite. Avec un beaujolais très honnête, servi au tonneau dans de grands verres qu'on glace toutes les dix minutes, craignez de dépenser de 35 à 50 F. C'est beaucoup pour un repas italien dans ce quartier si peu gastronomique (sauf chez le voisin, « le Bistro 121 »). C'est beaucoup et c'est normal.
- 171, r. de la Convention (XVᵉ). [Définitivement fermé]
- On sert jusqu'à 22 h 30. Fermé le dimanche.
Chez Nick, un bistrot pour Pagnol
Nick, dans l'incognito, vit à Paris depuis une bonne trentaine d'années, mais en réalité, il n'a jamais quitté la Canebière. Tout le Vieux Port est là, dans cet infime bistrot, avec le bar, les cartes postales jaunies, les couleurs incertaines, le rideau de perles et les bonnes odeurs qui viennent de la cuisine vous titiller les narines. Régnant sur ce petit univers clos, ce géant tonitruant est prêt à empoigner quiconque lui contestera la vraie recette de l'ailloli. Cet ailloli, justement, parlons-en. Notre savant ami, Francis Amunategui, la tient pour le meilleur de Paris et il n'a sans doute pas tort. Comme on sait, l'ailloli n'est pas un plat, mais une sauce faite d'ail broyé avec un jaune d'œuf, du sel et de l'huile. Cela laisse de grands souvenirs, d'abord dans l'haleine, mais aussi dans le cœur et dans les yeux, car peu de plats font autant rêver de la Provence de Pagnol et de Daudet quand l'ailloli vient parfumer la morue, l'oignon piqué de clous de girofle, le fenouil, le chou-fleur, les pommes de terre, les œufs durs, les carottes et les gros escargots simplement bouillis à l'eau salée. Les pieds paquets, la bouillabaisse et la soupe de poissons de Nick ont eux aussi la chaude saveur de la cuisine du soleil. (De 20 à 30 F.)
- 13, r. Taylor (Xᵉ)
- Fermé le dimanche. On sert jusqu'à 22 heures. Réserver.
Abel, un couscous aérien
Dès que l'on a porté à la bouche une cuillerée du couscous d'Abel (sans le saucer car c'est ainsi qu'on juge le mieux de sa qualité), plus aucun doute n'est permis. Ce chef-d'œuvre de légèreté ne vient pas de l'épicerie du coin. Il est né des mains mêmes d'Abel, ce cuisinier remarquable, modeste, érudit et charmant. Bien entendu, la beauté d'un couscous tient à la semoule, dont la préparation doit être quotidienne et demande une dextérité peu commune. Mais on ne peut négliger pour autant le mouton, admirablement moelleux et bien cuisiné, qui l'accompagne, ou bien les brochettes discrètement parfumées aux herbes et qui ridiculisent à tout jamais la presque totalité de celles que l'on sert dans les restaurants parisiens. Nous pouvons rassurer ceux qui répugnent à la décoration de bazar : ce restaurant est une auberge neutre et classique et le folklore nord-africain y est des plus discrets. S'il fallait adresser un reproche à Abel, il viserait la minceur de sa carte, qui n'a pas grand-chose à proposer en dehors de quelques hors-d'œuvre, d'ailleurs délicieux (cervelle, briks, merguez ou tchatchouka, sorte de piperade tunisienne), d'admirables feuilletés aux amandes et le fameux couscous, auxquels il convient d'ajouter le méchoui, qu'il prépare uniquement sur commande. (Menu : 24 F, environ 35 à 40 F à la carte.)
- 15, r. St-Vincent-de-Paul (Xᵉ).
- Fermé le dimanche. Jusqu’à 21h30.
L’archestrate, à la recherche de la cuisine perdue
La palme de l'originalité cette saison, à Paris, revient sans aucun doute au jeune Alain Senderens qui a ouvert il y a un an, derrière la Fontaine de Mars, un étonnant petit restaurant. Le nom, imprononçable, d'Archestrate vient d'un improbable premier grand cuisinier de la Grèce de Périclès. Il indique combien Senderens déteste le déjà vu et affectionne l'antique. La cuisine de cet ancien chef saucier de Lucas Carton est, en effet, dirigée vers un passé brumeux d'où il rapporte de surprenantes recettes dont, par miracle, il réussit presque chaque fois à faire de petits chefs-d'œuvre. Ne parlons pas de l'avocat au crabe, des œufs en meurette ou des noisettes de biche, plats presque classiques, mais étonnons-nous plutôt devant le jambon de mouton, les admirables quenelles de lièvre, imaginées par le grand Escoffier et servies avec d'exquises purées de légumes, la vraie tête de veau en tortue, avec des olives vertes, des cornichons et un œuf frit, les escargots en fricassee, l'omelette aux noix et aux escargots, le grandiose brouet d'anguilles (selon une recette du « Ménagier de Paris », du XIVᵉ siècle) au gingembre, à la cannelle et aux anchois, la glace à la noix de coco, la tourte aux poires. Terriblement timide et modeste, ce jeune chef ne cherche pas à jeter de la poudre aux yeux en tirant de l'oubli de vieux grimoires. Passionné de recherches, il a également compris que nos palais étaient blasés et qu'il importait de sortir des sentiers battus, tout en restant dans les rigoureuses limites de la grande cuisine. Il a une faiblesse un peu insistante pour les épices et il aurait tort d'en abuser, mais voilà, en tous cas, beaucoup de talent et beaucoup d'intelligence. Le succès venant, la salle est à présent trop petite et il faut consentir à être un peu les uns sur les autres. Il faut souhaiter que Senderens s'agrandisse et aussi qu'il abandonne ce nom pompeux pour mettre le sien propre à la devanture : si un restaurant mérite de porter le nom de son patron, c'est bien celui-là. (Environ 35 à 45 F.)
- 20, rue de l'Exposition (VIIᵉ).
- On sert jusqu'à 21 h 30. Réserver. Fermé le dimanche.
Cartet, un déjeuner chez Grand’mere
Le restaurant sur lequel règnent Mme Cartet et son regard nostalgique est dénué de la moindre décoration et grand comme un mouchoir de poche. On ne peut pas y mettre plus de cinq tables. La hantise de cette bonne personne est d'avoir à refuser du monde, qui sait même, de vieux clients imprévoyants qui ont omis de réserver. Cela peut arriver, et dans ce cas, elle n'en dort pas pendant deux jours. Voilà qui change de ces gargotes à la mode où l'on vous claque la porte au nez. Donc, soyez sages et ne débarquez pas chez Mme Cartet à l'improviste. Téléphonez-lui et laissez-lui le temps de vous préparer un bon déjeuner (le restaurant est fermé le soir). Mme Cartet n'est pas un « géant » de la cuisine. Avec beaucoup de constance et d'honnêteté, elle se contente et c'est déjà beaucoup - d'entretenir la précieuse tradition de ce qu'on appelait autrefois la « cuisine de ménage ». Sa carte est aussi capricieuse que les arrivages et les cours des Halles. Un jour, elle reviendra du marché avec une belle épaule de mouton qu'elle farcira avec art et qui exhalera ensuite de subtils parfums. Un autre jour, ce seront de jolis rougets de roche, ou bien un brochet ou encore un lièvre ; mais, chaque fois, le produit sera de la meilleure provenance et préparé avec tout l'amour dont une cuisinière de la vieille école est capable. Dans le cagibi qui tient lieu de cuisine, Mme Cartet prépare également de grosses tartes qui n'ont l'air de rien et qui vous font retrouver, dès la première bouchée, le souvenir des tartes des grand-mères d'autrefois.
- 62, rue de Malte (XIᵉ).
- Déjeuner seulement. Fermé le dimanche.
Le quai d’Orsay, on embrasserait la patronne
En prédisant que le Quai d'Orsay va devenir un bon restaurant à la mode, nous arrivons comme la maréchaussée. Cet été, la petite terrasse ne désemplissait pas et tout ce que Paris compte de gourmets à l'affût en prenait note sur son carnet d'adresses. Il reste que c'est nous qui l'avons découvert, donc un peu lancé. Outre le devoir, nous avons le droit d'en parler ici. C'est que M. et Mme Bigeard ont créé, à l'emplacement d'un vieux bistrot de chauffeurs, quelque chose de tout à fait remarquable. Un décor charmant, chaleureux et confortable, au service d'une cuisine parfaite de sincérité et d'honnêteté.
M. Bigeard n'est pas lui-même cuisinier, mais originaire du Lot, il s'y entend en produits. Il suffit de voir comment il choisit les légumes exquis qui accompagnent un plat de côtes, lui aussi admirable et fondant. Certes, la carte est courte, mais on y trouve des plats exemplaires comme le brochet au beurre blanc, la sole aux épinards, l'onglet, le jarret de porc aux choux. Certes, les desserts manquent un peu d'originalité, mais quand d'aventure Mme Bigeard fait une tarte, selon la recette de sa grand-mère, on aurait envie de l'embrasser. Certes la carte des vins pourrait s'étoffer encore, mais le brouilly est excellent et peut suffire à votre bonheur (environ 30 F).
- 49, quai d'Orsay.
- Fermé le dimanche. On sert jusqu'à 22 heures. Réserver.
Le Recamier, pour traiter votre éditeur
C'est ainsi que dans cette salle très confortable et charmante, décorée en style Empire, MM. les éditeurs convient leurs bien-aimés auteurs à manger les œufs en meurette et le feuilleté de ris de veau, d'une exquise délicatesse, le turbot au beurre blanc, digne de celui de la « Mère Michel », la côte de bœuf, qui possède un rare goût de vraie viande, et les profiteroles au chocolat qui terminent en apothéose un menu parfaitement équilibré. Enfin la carte des vins enchante les amateurs et les chercheurs. On y découvre notamment, en bourgogne, le mercurey de Monassier, et le délectable Pernand-Île-de-Vergelesses ; en bordeaux, le charmant château Haut Batailley et, en guise d'apéritif, le luxuriant sauternes Doisy Daëne. On a vraiment envie d'emporter la cave avec soi. A défaut, prenez les très beaux dessins (assez érotiques) qui sont accrochés aux murs : ils sont à vendre. (Le repas : 35 à 40 F.)
- 4, rue Récamier (VITᵉ).
- Fermé le dimanche. On sert jusqu'à 23 heures.
Le Pactole, la passion à contre-courant
Ça y est, enfin. Après des années lugubres au fin fond de Pantin, après des débuts difficiles dans un quartier surchargé de bons restaurants, le chef Manière est enfin connu. C'est presque la célébrité et chacun affecte de l'avoir découvert, surtout depuis qu'il s'est adjoint, sur le trottoir, une jolie terrasse qui le fait voir de loin. M. Manière est un grand gaillard à cheveux poivre et sel, bavard, passionné et perfectionniste impénitent : n'a-t-il pas inventé une omelette au foie gras truffé, après avoir mis au point une crêpe au saumon fumé et une poularde farcie au homard ? Il ne manque pas non plus d'audace, puisque son grand truc consiste à proposer, pour le déjeuner, un menu simple et court, mais d'un grand raffinement, pour 25 F. À deux pas de la Tour d'Argent ! Cette idée, qui va à contre-courant de l'évolution générale (laquelle tend à servir une mauvaise cuisine contre beaucoup d'argent) permet de faire bien déjeuner, à presque bas prix, toute une catégorie de gens (peu à la fois car Manière n'a que cinquante couverts) prisonniers de l'alternative : le petit bifteck frites ou la grosse addition. Par exemple, on mangera à volonté des champignons blancs crus émincés avec une sauce au paprika et d'excellentes terrines préparées par Manière, puis un plat du jour (poule farcie, miroton, navarin aux primeurs, jambon en croûte, etc.) ou bien, pour les jeunes patrons soucieux de garder leur ligne, une noisette d'agneau ou du faux filet, et enfin un dessert. Tout cela d'une exquise qualité et, à quelques malheureuses exceptions près, d'une sereine égalité. (Le service, malheureusement, est parfois déconcertant.) Le soir, Manière redevient Midas dans son Pactole avec les grands plats que nous avons cités plus haut et bien d'autres comme un admirable foie gras, le canard et le steack au poivre vert, l'omelette au homard, avec de grands bordeaux ou un beaujolais franc de chez Du-bœuf, ou un délicieux rouge nature de Champagne : le Vertus. Il vous en coûtera environ 50 F tout compris, même le service, auquel se joint souvent M. Manière lui-même, qui met la main à toutes les pâtes, depuis le matin aux Halles jusqu'à dix heures du soir dans le placard qui lui sert de cuisine.
- 44, boulev. Saint-Germain (Vᵉ).
- On sert jusqu'à 22 h 30. Réserver. Fermé le dimanche.
Lous Landes, l’admirable Georgette
Georgette Descats est cette cuisinière landaise que M. Massia fit monter à Paris, avec ses recettes, son accent, ses fous rires, et ses pots de confit, pour ouvrir rue de Dantzig, le « Restaurant du Marché» qui est vraiment trop connu et apprécié pour que nous le considérions comme une « découverte». Le succès lui ayant fait pousser des ailes, elle s'est installée avec son fils dans ce petit restaurant proche de la rue des Plantes. Ah, l'admirable Georgette ! Ah, l'admirable cuisine landaise ! Soupe de garbure, graisserons de canard, jambon des Landes en grosses tranches moelleuses, poule au pot, potée, omelette aux foies de canards, confits, poulet maman Jeanne, palombes, lou magret... Qui peut résister à une telle musique ? Cette carte, nous en avons fait dix fois le tour, et réellement, tout est bon ; à peine un repas terminé, on pense au prochain. Le boudin froid d'Aurice est le meilleur du monde ; toutes les charcuteries, introuvables à Paris, sont d'une finesse incomparable ; l'omelette, tendre, légère, fourrée de foies de canards, est grandiose ; les palombes, servies bien roses, à la goutte de sang, ont un délicieux goût sauvage ; le lou magret, steak de canard cuit saignant en cocotte, fait découvrir une chair à la saveur insoupçonnée ; et que dire des grandes galettes feuilletées aux pommes et aux pruneaux, que le train des Landes apporte chaque jour après que, pendant des heures, des fermières ont roulé sur de grandes tables la lourde pâte pour en faire quelque chose d'aérien et d'inexprimable. La beauté de cette cuisine, c'est qu'elle n'a rien à cacher. Pas de sauces-prétexte, pas de préparation d'une complication effrénée. Rien que le bon goût des produits eux-mêmes. Une cuisine simple, certes, à condition de savoir déjà la faire en venant au monde. Le fils de Georgette, qui est un compositeur de talent, veille sur la cave. Vous pouvez vous fier à lui : ses Saint-Estèphe, ses sauternes, sont de l'or en bouteille. Et si vous insistez, il acceptera peut-être à la fin du repas de s'asseoir au piano et d'accompagner sa maman qui pousse la chansonnette landaise d'une voix convaincue. Enfin, si vous êtes cinq ou six, demandez donc la petite salle à manger du fond. Vous y serez tranquilles, loin, très loin de Paris (35 à 45 F).
- 9, rue Georges-Saché (XIVᵉ).
Fermé le mardi. Réserver.
Le petit Bedon, moins cher et aussi bon
Après la triste déconfiture du chef Bernard, tout le monde a pu croire que le « Petit Bedon » était perdu. Eh bien, il est sauvé. Après une fermeture d'une dizaine de jours, il a rouvert ses portes sous la direction d'un nouveau chef. Celui-ci, Roger Marin, n'est pas un inconnu : il tenait les fourneaux avec Bernard, il y a une douzaine d'années, au moment de l'ouverture du « Petit Bedon ». Il est passé ensuite chez Marcel Trompier, dans les cuisines de l'excellente « Marée », et nous l'avions retrouvé au « Cœur Volant », à Louveciennes. Très sagement, il a conservé, à peu près intacte, la carte de son prédécesseur et, plus sagement encore, il a eu le courage de baisser les prix. Leur baisse n'est nullement symbolique puisqu'elle s'élève à 30 % environ et atteint même pour certains plats 50 %. Désormais, on peut pour 50 à 60 F faire au « Petit Bedon » un repas remarquable. On serait tenté, évidemment, d'expliquer cette baisse des prix par une baisse équivalente de la qualité des produits. Ce n'est pas du tout le cas. Nous avons retrouvé avec le même plaisir les magnifiques belons dans leur sauce au champagne, aérienne et subtile, les écrevisses à l'aneth, le foie gras dans une gelée fine et légère, les coquilles Saint-Jacques au beurre nantais, la noisette d'agneau à l'estragon, fondante et parfumée, enfin, la tarte à l'envers, dont la pâte dorée et craquante est un petit chef-d'œuvre de simplicité raffinée.
Le sommelier est toujours en place et l'on peut se fier à son flair ; le service est aimable et rapide. Finalement, le seul reproche que l'on pouvait continuer d'adresser avant les vacances au « Petit Bedon » concernait son décor. Mais Martin et son associé ont fait un effort, couvrant les murs de lattes de bois, recouvrant les ridicules sièges jaunes, changeant les pauvres appliques « rustiques ». Ce n'est pas encore la Tour d'Argent, mais on n'y a plus, enfin, l'impression de dîner dans un restaurant de marché noir.
- 38, rue Pergolèse (XVIᵉ).
- On sert jusqu'à 22 h 30. Fermé le dimanche.